Prochaine commission 21/11 - Filles de harkis, ajout photos et discours L. Boudaud - Newsletter n° 1 - In memoriam Majid KHELLOUT

L’ensemble de vos enquêtes concernant la question des cimetières de fortune d’enfants harkis en France, et en particulier celui de Saint-Maurice-l’Ardoise, s’étale sur plus de quatre ans. Vous mentionnez notamment la bataille que cela a été pour assurer une réponse étatique à la suite des révélations faites dans l’AFP. D’où avez-vous tiré votre détermination ? 
      La découverte du cimetière de Saint-Maurice-l’Ardoise est en effet l'aboutissement pour moi de plusieurs années d'enquête, menées avec l'aide d'historiens et le travail inlassable d'associations dédiées à la mémoire des Harkis, pour faire la lumière sur cette tragédie méconnue et ce scandale d’État. Tout du long, j'ai eu le sentiment d'être engagée dans une course contre la montre - car les témoins encore vivants sont de plus en plus rares - et de vivre l'Histoire en marche. 
En réalisant cette enquête, j'ai d’abord voulu faire connaître la tragédie des enfants et bébés harkis, morts pendant leur passage dans des camps gérés par l’armée française dans les années 60, et enterrés dans des cimetières de fortune… puis tombés dans l’oubli. Il me paraît tellement crucial de retrouver et restaurer leur mémoire disparue. Les témoins de cette histoire, notamment les mères, sont peu à peu en train de disparaître. Ce traumatisme pour leurs familles qui n’ont pas pu les pleurer s’est ajouté au traumatisme de leur exil et de leur accueil aux conditions très dégradées en France, dans le dénuement des camps. 
Quand après ces longs mois d’enquête, j’ai révélé cette surmortalité infantile - ces près de 200 nouveaux nés ou très jeunes enfants morts lors de leur passage à Rivesaltes, Saint-Maurice l’Ardoise et d’autres camps de Harkis, et enterrés dans des conditions indignes de la République - un choc et une révolte m’ont ébranlée en tant que citoyenne de ce pays. 
Ces sentiments ne m’ont pas quittée et portée depuis pour raconter cette histoire, surtout depuis que j’ai rencontré les familles qui se battent courageusement pour sortir de l’oubli leurs proches décédés dans ces camps. C’est pour elles, et pour leur confiance et celles des associations, que je me suis battue pour réaliser ces nombreux reportages.
 
Vous avez fait part à plusieurs reprises de votre engagement pour les droits de l’Homme et plus précisément de l’importance de recueillir la parole des femmes, comme vous l’avez fait lors de vos années de reportage quand vous travailliez pour le journal Libération au Pakistan, et pour l’AFP en Iran, dans les Kivus, au Soudan du Sud, au Kenya, ou récemment auprès de jeunes femmes ukrainiennes violées par des soldats russes. Dans quelle mesure cette enquête s’inscrit-elle dans la continuité de vos convictions ? 
      En effet, en 2019/2020, avant même d’avoir connaissance de la douloureuse histoire des cimetières de fortune, je m’étais d’abord intéressée à la question harkie au sein de mon service à l’AFP, où nous recevions des communiqués d’associations sur leur combat. Je me suis alors rendue compte que sur les injustices et les combats menés ou restant à mener pour réparer la mémoire, c’était surtout les hommes, les combattants harkis encore vivants, puis leurs fils devenus après eux leaders ou porte-parole d’associations qui s’exprimaient, mais que l’on entendait presque jamais la parole des femmes : les épouses de Harkis, les filles de Harkis, leurs vécus et leurs histoires étaient injustement tus et confisqués – en dehors des remarquables travaux de l’historienne Fatima Besnaci-Lancou qui a beaucoup travaillé avec ces femmes et leur a consacré des livres -, et en tant que femme et journaliste, cela m’a énormément touchée. 
Au départ, je voulais faire un reportage sur la parole de ces femmes. J’ai commencé à faire des recherches sur les Harkis et lu des travaux de l’historien Abderahmen Moumen. C’est en prenant contact avec lui que j’ai découvert avec stupéfaction le travail qu’il menait : la découverte d’un cimetière au sein du camp de Rivesaltes, où de nombreux enfants décédés dans le camp avaient été enterrés à la va vite, parfois par des militaires, en dehors de toute légalité. Pendant huit longs mois en 2020, j’ai échangé avec l’historien et enquêté sur ces cimetières de fortune de Rivesaltes et de Saint-Maurice, remontant un fil qui m’a menée à publier en septembre 2020 une enquête exclusive sur ce sujet qui n’avait jamais été révélé par un média français ou étranger. J’ai pu retrouver et interviewer la mère d’un de ces bébés morts lors de son passage au camp de Rivesaltes, ainsi que plusieurs sœurs d’enfants décédés à Rivesaltes et St-Maurice, donc finalement j’ai pu recueillir la parole de ces femmes et filles de Harkis… 
 
A l’image de nombre de vos reportages, cette enquête est le résultat d’un travail au long cours au cours duquel vous suivez les témoins sur plusieurs mois et années. Le 6 avril 2023, vous étiez en exclusivité en reportage sur le site du cimetière aux côtés de Malika, qui pour la première fois s’est retrouvée là où sa sœur, alors bébé - c'était en 1963 - a été inhumée, vraisemblablement morte de la rougeole. Dans quelle mesure le fait de suivre pendant longtemps ces témoins fait-il émerger un sentiment de responsabilité ?
      Le reportage aux côtés de Malika a en effet été poignant… car j’avais appris à connaître Malika, une femme forte et engagée, et j’étais bouleversée par sa douleur et son émotion, mais aussi par l’apaisement qu’elle ressentait d’avoir enfin identifié le lieu d’inhumation de sa sœur, 60 ans après, et alors que sa famille avait bien tenté dans les années 90 de retrouver le lieu, en vain. Nous avons un lien spécial avec Malika car c’est en lisant mon reportage AFP de 2022 annonçant la décision des fouilles qu’elle avait appris la nouvelle de ces fouilles historiques et l’espoir de retrouver sa sœur. 
Ma détermination à aller au bout de ces enquêtes a donc encore plus grandi quand je suis partie à la recherche des proches de ces enfants, qui étaient souvent sous le choc, très émus, dans l’incompréhension et le sentiment d’injustice quand je leur apprenais cette réalité : que ces enfants avaient été enterrés par leurs proches, ou par des militaires, dans les camps mêmes ou dans des champs à proximité. Sans sépulture décente et, pour la grande majorité, sans plaque nominative. Certains proches les cherchaient depuis des années mais s’étaient heurtés au silence et aux non-réponses de l’armée ou l’administration françaises. 
Et plus je retrouvais et rencontrais à travers la France ces familles, plus j’ai pris conscience de ma responsabilité de journaliste d’aller au bout de cette enquête, à faire que ces cimetières soient enfin retrouvés et a minima sanctuarisés, pour rendre un hommage digne à la mémoire de ces enfants, apaiser leurs proches et leur permettre de faire enfin leur deuil.
 
De manière plus générale, quelle est l’origine de votre intérêt pour les questions mémorielles en France, en particulier liées au Sénégal, au Rwanda, et à l’Algérie ? 
      Je trouve ces sujets cruciaux pour nos sociétés, passionnants et vraiment de la responsabilité des journalistes d’enquêter et rappeler les drames, les dénis et les hontes qui peuvent se transmettre de générations en générations. Nous devrions - dans un monde idéal - pouvoir tirer les leçons des drames de l’Histoire pour ne pas les reproduire et pour cela il faut connaitre la vérité historique… 
Concernant l’Algérie et le Sénégal, je pense sincèrement qu’il n’y aura pas de « mieux vivre ensemble » dans notre société française sans que les drames, les injustices, les tabous mémoriaux liés aux violences des périodes de colonisation et de décolonisation ne seront pas réouverts, étudiés, que les responsabilités ne seront pas reconnues et pointées, comme le travail crucial qui reste à faire sur l’exécution en 1944 dans le camp de Thiaroye, près de Dakar, sur ordre d’officiers de l’armée française, de dizaines de tirailleurs africains rapatriés, qui réclamaient leurs arriérés de solde. 
En France, la manière dont les autorités militaires de l’époque ont accueilli ces familles harkies dans ces camps dans les années 60 et la manière dont ces enfants et bébés morts ont été enterrés, puis oubliés, étaient indignes de la République française. Aujourd’hui, certains de ces descendants de Harkis, des frères et sœurs de ces enfants, découvrent complètement le drame qui s’est joué dans leur famille à l’époque. Il me semble de notre devoir de les informer, de recueillir leur parole et de leur permettre de connaître la vérité. 
Concernant le Rwanda, cela fait 19 ans que je travaille sur le génocide ayant visé la minorité tutsi, depuis que j’ai été basée comme reporter pour l’AFP à Nairobi en 2005 d’où nous couvrions le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et l’actualité du Rwanda. C’est pour moi un sujet abyssal, pour lequel il faut je crois des années d’interviews, de lectures, de travail pour commencer à l’appréhender correctement, et je trouve essentiel de participer au devoir de mémoire, de recueil de la parole des rescapés, et de couvrir la question fondamentale de la justice, notamment en couvrant les procès de présumés génocidaires réfugiés en France. La communauté internationale a abandonné le Rwanda en 1994 face à l’effroyable. En raison des liens historiques entre Paris et le régime du président hutu rwandais de l’époque qui a orchestré le génocide, nombre de génocidaires ont trouvé refuge en France, après 1994, et bénéficié pendant des années d'un accueil complaisant. 
Pour toutes ces raisons, en tant que journaliste française, je ressens la responsabilité, tout autant que l’humilité nécessaires pour travailler sur ces sujets, mais aussi l’importance de le faire et sur le temps long. Plus personnellement, j’ai toujours été révoltée par l’injustice en général, et il faut avancer sur ces sujets mémoriaux pour lever une à une ces terribles injustices, réparer petit à petit et regarder notre histoire en face. 
 
Comment avez-vous vécu l’ouverture des fouilles ?
      Durant votre enquête, vous avez notamment été aidée par des associations dédiées à la mémoire des Harkis. Pouvez-vous nous en dire plus sur la collaboration entre les différents acteurs qui a permis la reconnaissance de la tragédie du cimetière de Saint-Maurice-L’Ardoise ? 

Quand le secrétariat d’État aux Anciens combattants et à la Mémoire m’a annoncé début 2022 que finalement ils avaient pris la décision de mener ces fouilles historiques, je n’y croyais pas… J’étais tellement heureuse, pour les familles et les associations. 

Car après la publication de mon enquête en septembre 2020, beaucoup de gens s'étaient efforcés de m'expliquer qu'il était impossible de retrouver des ossements, a fortiori d'enfants, après tout ce temps. Et le gouvernement affirmait qu'il était hors de question d'ouvrir des fouilles. 

Mais les associations et moi, nous avons refusé de lâcher l'affaire, et j’avais continué de mon côté à interroger régulièrement le secrétariat aux Anciens combattants. 

Après l’annonce surprise du gouvernement, une première campagne de fouilles est effectuée à l'hiver 2022 par deux éminents archéologues de l’Inrap, sans résultat. L’archéologue Patrice Georges-Zimmermann reste néanmoins convaincu d'avoir identifié le site. La suite lui donnera raison: de nouvelles recherches, effectuées quelques centaines de mètres plus loin, mèneront à la découverte des tombes et du cimetière en mars 2023. Cette nouvelle que j’apprends par un SMS me laisse complètement sonnée, alors que je suis à mon bureau à l’AFP. A la joie et au soulagement que je ressens d'abord, succède le vertige des implications de cette nouvelle retentissante - mais douloureuse aussi - pour les familles harkies que je suis depuis trois ans et les associations.
 

Je veux rendre hommage au travail inlassable des associations locales dans le Gard, représentées notamment par Nadia Ghouafria et Hacène Arfi. Hacène, figure de la lutte harkie, a pendant des années tenté d’alerter sur l’existence de cimetières sauvages de Harkis dans cette région. Nadia, dont les parents harkis ont vécu dans les camps de Saint-Maurice et celui voisin de Lascours, a de son côté découvert dans des archives locales un dossier attestant de l'existence d’un cimetière à St-Maurice-l’Ardoise, ainsi qu’un document édifiant pour les autorités françaises : le procès-verbal d'un gendarme rédigé en 1979 attestant que les autorités avaient eu connaissance de l'existence de ce cimetière mais n'en avaient délibérément pas informé les familles harkis… Dans mon enquête de septembre 2020, j’ai assumé la lourde responsabilité de révéler dans l’AFP l’existence de ce procès-verbal, et j’ai interrogé les autorités françaises à son sujet. Aujourd’hui, les familles et les associations restent toujours dans l’incompréhension du pourquoi, alors que les corps des enfants auraient encore pu être retrouvés en 1979 et remis à leurs familles grâce aux contacts avec les associations de Harkis, les autorités de l’époque n'ont-elles pas agi ? 

Je veux aussi rendre hommage au formidable et patient travail de l’historien Abderahmen Moumen sur la question de ces cimetières, et à son aide et expertise si précieuse depuis presque cinq ans, ainsi qu’à l’investissement remarquable de l’archéologue Patrice Georges-Zimmermann, qui a même été de sa propre initiative faire des recherches dans des archives locales pour affiner sa connaissance du terrain et localiser le cimetière.

Je dois aussi souligner l’engagement et l’implication de l’ancienne secrétaire d’État aux Anciens combattants Geneviève Darrieussecq, qui je crois a été sincèrement touchée par les révélations de l’AFP sur ces cimetières et ces enfants, et qui a permis que ce dossier avance, travail qui est poursuivi par l’actuelle secrétaire d’État Patricia Mirallès. 

Ainsi, fruit d'un patient travail et de la synergie de toutes ces personnes, des familles de Harkis, de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre, et du secrétariat d’État, les prénoms de certains de ces enfants sortent de l'anonymat. Ils brillent sur des stèles, des tombes rénovées. Des projets de mises en place de mémoriaux sont en cours. Il faut maintenant que les fouilles soient menées au cimetière de fortune du camp de Rivesaltes, où, pendant des semaines de compilation de statistiques à l’été 2020, j’ai recensé que sur les au moins 146 personnes décédées lors de leur passage dans le camp, 101 sont des enfants, dont 86 avaient moins d'un an… Soixante corps - dont ceux de 52 bébés - auraient été inhumés dans le cimetière de fortune du camp. Il faut permettre à ces enfants de sortir de l’oubli et leur rendre un hommage digne.